21 septembre 2015

Le Pavillon d'or - Palais en ruine et divinité handicapée



Le Pavillon d'or (金閣寺, Kinkaku-ji de son petit nom) est un superbe roman de Yukio Mishima, publié en 1956, paru aux éditions Gallimard en 1961. Il a fait la popularité de ce monsieur, et en bonne branleuse c'est le seul livre que j'ai lu de mes vacances. En même temps, lire quelque chose de valable après ça, c'est pas évident. Mais laissez moi donc vous expliquer un peu en quoi ce livre a sans doute changé ma vie.

La vie ne commence pas fort pour le jeune Mizoguchi. Sans le sous, il grandit dans la campagne japonaise, et comme si ça ne suffisait pas, il bégaie et a un physique plutôt ingrat, ce qui vient considérablement altérer son rapport aux autres : privé de communication et d'amitié, il grandit dans une certaine solitude. Son rapport au monde environnant ne s'effectue pas par les relations humaines, et enfermé dans sa pensée, il développe sa propre vision du monde, axée sur la notion d'esthétique, la Beauté…

(Petite aparté toute personnelle : si l'accent n'est pas forcément porté sur ce point dans le livre, cela nous permet tout de même de mieux comprendre comment le moindre handicap, aussi ridicule et superficiel semble-t-il, vient profondément affecter le développement de chaque personne concernée, et par extension son action sur le monde. Comme quoi, on déconne pas avec les handicapés les gars.)

Le père de Mizoguchi, prêtre bouddhiste, un homme simple voire rustre, ne semble touché par la beauté que d'une seule chose au monde : le Pavillon d'or, un bâtiment très ancien de Kyoto, un chef d'oeuvre architectural resté intact en dépit des années et des incidents. Cette fascination finira par atteindre le jeune Mizoguchi, qui sans support visuel s'imaginera les plus grandes splendeurs… Et finira déconfit après la mort de son père devant ce monastère étrange et bancal, où il deviendra novice.
Il y vivra alors de nouvelles expériences, développera d'étranges amitiés et rivalités, qui le mèneront à exécuter l'irrémédiable : brûler le Pavillon d'or.

Dans ce roman, Mishima s'appuie sur un fait divers qui a bouleversé le Japon, la destruction d'un monument construit aux environs de 1400 (après l'incendie, il fut reconstruit à l'identique et classé au patrimoine mondial de l'UNESCO).
L'auteur se projette complètement ici en le personnage de Mizoguchi, bonze incendiaire considéré comme mentalement déficient par l'opinion publique. Mishima lui insuffle ses pensées et désirs de beauté, une beauté dépassant la perception humaine basse et servile, une beauté trouvant sa noblesse dans son gigantisme. L'auteur s'exprime dans une langue simple, toute japonaise dans sa façon de suggérer plus que de montrer et de tenter d'expliquer, de mettre des mots sur ce qui est de toute façon incompréhensible et inqualifiable pour le commun des mortels. Dans un style plein de finesse, il construit lentement, en plein et en vide, ce qui constitue Mizoguchi, ce qui l'obsède et ce qu'il ne peut atteindre et comprendre. A force d'expériences et de réflexions en découlant, son personnage tente de trouver un sens à sa vie, une façon d'agir enfin sur un environnement qui le fascine et qui pourtant se dérobe sans cesse.

Selon Mizoguchi, la beauté régit le monde. Cela le conduit donc à mener une intense réflexion sur le fonctionnement de celui-ci , ce monde que les humains lambda semblent si mal comprendre et habiter, peut être faute de contemplation et réflexion…
La beauté lui semble être une chose étrange, dépassant les limites de notre perception, sensible et sensée. C'est une force naturelle, divine, transcendant l'espace et le temps en un souffle à peine décelable mais aux conséquences immenses et infinies…

Mizoguchi a trouvé en le Pavillon d'or l'incarnation de cette splendeur inaccessible et immortelle. D'abord obnubilé par le bâtiment, il se sentira finalement prisonnier de son implacable emprise… Cette magnificence qui semble le narguer, il ne veut plus se contenter d'en être le spectateur, mais se hisser à son niveau pour pouvoir enfin agir sur elle.

Mais comment s'approcher de la beauté quand tout de notre condition s'attache à la laideur, l'hideuse imperfection d'une nature déficiente ? Dans son parcours, Mizoguchi ne se heurte qu'à des personnes semblables à lui-même, des personnages imparfaits tentant d'oublier et de s'extraire d'une erreur de leur constitution, avec peu de succès, voire pas du tout (le bégaiement de Mizoguchi, le pied bot de Kashiwagi, le mal être de Tsurukawa).
Mizoguchi est capable d'apprécier la légèreté et la subtilité, la douceur suintant du temple, mais elle glisse entre ses doigts, insaisissable… Le seul moyen de se faire maître de la beauté n'est pas de tenter d'en créer (cela exige trop d'efforts pour des effets incertains et forcément pauvres), mais de la détruire, la tuer pour voir ce qu'il en surgit. Cela semble être la seule action humaine possible pour engendrer une autre forme de beauté, monstrueuse ; rendre à la nature ce qu'elle a donné aux hommes. Annihiler un symbole de paisible éternité, protégé et lustré avec cérémonie, pour le laisser se consumer dans une effroyable splendeur éphémère.
La seule beauté totale et humainement réalisable est une beauté de l'horreur, un sublime instantané à percevoir les yeux écarquillés d'effroi, lorsqu'au bord du précipice il ne nous reste plus qu'un unique regard pour admirer le chef d'oeuvre de notre propre disparition, la disparition d'un foyer, d'une histoire, de tout ce qu'on pensais immuable et sûr pour l'éternité…

Mizoguchi espère trouver ainsi une forme de sublime, de la noblesse dans l'exercice du "mal". Se détacher de l'humanité pour mieux apprécier une beauté transcendant toutes moralités.

Promis à un grand avenir, Mizoguchi a refusé la réussite qui lui tendait les bras, car travailler en ce sens et accepter ces statuts et avantages auraient été un aveu d'échec, renoncer à l'idéal esthétique régissant toute sa vie… Cet idéal, poussé à son extrême, et initialement basé sur un rapport contemplatif au monde, ne pouvait qu'être voué à l'isolement total, à une marginalisation telle que Mizoguchi, refusant de vivre dans le monde des hommes et refusant par la même occasion de s'identifier à eux, construit son identité selon des préceptes visant davantage à faire de l'adolescent un dieu qu'un homme.

Ne restait plus à ce nouveau dieu, coupé de toutes considérations humaines, qu'à se façonner un royaume empli de sublimes monstruosités, un territoire à son image.

Le temple brûle, la destruction fait rage et les flammes dévorent ce que l'homme a cru faire de mieux, ce qu'il a produit de plus proche des dieux, un palais superbe et immortel… Loin du vacarme et des larmes, loin de la tempête de divine destruction soufflant sur Kyoto, Mizoguchi fume une cigarette, incendie miniature, sous une douce pluie de cendres, des flocons de pavillon d'or ensevelissant la cité des hommes.



La tête de Mishima. Le Seppuku, ou de la noblesse jusque dans la mort.


Fanny

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