13 décembre 2015

The Forbidden Room - Le rêve du Dieu Janus




La Chambre Interdite (The Forbidden Room)
Réalisé par Guy Maddin et Evan Johnson
Avec Maria de Medeiros, Udo Kier, Mathieu Amalric, Amira Casar...
Canada, 2014



       Dans l'une des nombreuses histoires qui émaillent le récit nébuleux de The Forbidden Room, l'une raconte un homme, obsédé par un buste du Dieu Janus, venant à se faire posséder et à se dédoubler en une sorte de Dr Jekyll & Mr Hyde. Ce dieu romain bicéphale, dont l'une des têtes est tournée vers le passé alors que l'autre est tournée vers l'avenir, symbolise à la fois le commencement et la fin, un choix et un passage. Il est également la parfaite métaphore que Maddin a trouvé pour illustrer le désir artistique qui l’habite depuis le début de sa carrière : essayer de retrouver le passé (celui des arcanes du cinéma des premiers temps et de l’époque muette) dans son futur cinématographique.
Reprenons. The Forbidden Room est en fait le résultat, cinématographique pour l'instant, du projet fou que Maddin a démarré en 2013. Dans des installations itinérantes, ce dernier mettait en scène des séances de spiritisme dans lesquelles des acteurs, plus ou moins connus, se retrouvaient « possédés » par l'esprit des films perdus ou jamais réalisés de grands réalisateurs comme Mikio Naruse, John Ford, Murnau ou bien d'autres. L’idée étant de recomposer aléatoirement tous ces courts-métrages en un seul long dans un projet web démentiel qui devrait sortir prochainement, mais qui prend ici la forme plus modeste du film de fiction cinématographique. Un film qui se révèle être néanmoins l’une des choses les plus bizarres et excitantes vue cette année.
Pour composer ce film à partir de tous les courts-métrages tournés, Maddin a eu comme idée maligne de les enfermer et de les sortir un par un, selon le principe de la poupée russe. L’intrigue se déroule donc entièrement dans un sous-marin où l’air vient à manquer, et où la dynamite transportée (une métaphore évidente de la pellicule qui fond et se détruit) menace de tout faire sauter si l’appareil remonte, faisant diminuer la pression. Les passagers sont alors contraints d’attendre leurs morts, ne pouvant pénétrer dans la chambre interdite de leur commandant, jusqu’à ce qu’un bûcheron débarque et raconte son histoire, qui se déploie dans différents récits mille-feuilles. On reconnaît ici l’esprit loufoque de Maddin qui aime depuis quelques années, notamment dans My Winnipeg, perdre son spectateur dans des fictions kaléidoscopes.
Ce récit prend alors l’aspect de mille esprits, qui s’incarnent à travers une bande d’acteurs revenant sans cesse dont Udo Kier, ou encore Louis Negin (sa « muse » depuis Cowards Bend the Knee) qui apparaît également parfois dans de petites saynètes où il nous vante le plaisir de prendre un bain. Telle une boite de Pandore mal refermée, les désirs des personnages torturés de The Forbidden Room entrent en écho avec les émotions des autres personnages jusqu'à atteindre une forme d'amnésie habituelle dans le cinéma de Maddin. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir le chanteur des Sparks monter sur scène, le visage disparaissant sous l’image abimée comme si elle se refermait sur lui, interprétant une chanson sur un homme obsédé par les postérieurs féminins et rêvant d’y plonger sa main pour y découvrir des trésors insoupçonnés, mais essayant surtout avec désespoir de se défaire de cette passion par la lobotomie, jusqu’à s’éteindre lui-même. Jamais un récit de Maddin n’avait pris une telle ampleur que dans cette chanson fantasque.
Cette ampleur prend également forme, ou plutôt se déforme, dans l’image même. L'esthétique du cinéma de Maddin a toujours été tiraillé entre sa volonté d'être fidèle, parfois trop aux tropes du cinéma muet, et sa volonté de les contrôler, de les tordre jusqu'à la rupture. Le numérique lui sert alors de médium tant à la fois pour communiquer avec les films disparus des grands maîtres, que pour retrouver la puissance débridée qui était au cœur d'un cinéma qui explorait toutes les possibilités d'un art nouveau. Comme une réponse à ceux qui signent la mort du cinéma avec le numérique, le réalisateur canadien s'est servi alors des outils de post-production pour invoquer l'ectoplasme de la pellicule déliquescente. On est alors dans l'ordre de la surimpression totale où chacune des images dévore l'autre dans une forme de cannibalisme fascinant. Devant un tel maelström d'images, devant ce labyrinthe onirique, le spectateur tel l'illusionniste derrière ses images doit abandonner tout repères de l'ordre du plan ou du mouvement de caméra, et plonger, tel le bûcheron cherchant sa bien-aimée, dans le fluide mémoriel qu'est The Forbidden Room et vivre ce qui sera de l'ordre de la plus belle expérience de l'année.



Rommel Gibson