8 janvier 2016

Women - La croisée des vices



"Women", Charles Bukowski, publié en 1978, paru en 1981 aux éditions Grasset

Auteur de nouvelles, de poèmes et de romans, Charles Bukowski est l'homme derrière les "Contes de la folie ordinaire" et le "Journal d'un vieux dégueulasse". "Women" est son troisième roman.

Il arrive parfois que deux Branleurs lisent le même bouquin en même temps. De ces deux lectures surgissent deux critiques distinctes. En bons Branleurs que nous sommes, plutôt que de se casser le cul à réfléchir à comment fusionner les deux textes en un seul, on a préféré les laisser tels quels. Notez tout de même l'effort considérable fourni pour la mise en page, ce n'est pas négligeable.



•  Bukowski, on le sait, c'est des saloperies à la pelle sur les femmes, le sexe, Los Angeles, les hippies, et les poètes dans le milieu underground des années 60-70. La forme sent la crasse, la gnôle et le tabac froid. Le fond est bouleversant.
A peine planqué derrière son personnage, Bukowski raconte dans "Women" ses relations avec les femmes. De son histoire tumultueuse avec la jalouse Lydia à son idylle chaste avec Sara la hippie, en passant par les nombreux coups d'un soir avec ses admiratrices, tout y passe. Dans les moindres détails. Mais "Women" n'est pas qu'un simple inventaire des conquêtes de Bukowski. L'auteur y construit petit à petit l'analyse de son propre malaise vis à vis des femmes. Lorsqu'il rencontre Lydia au début du récit, Hank pense avoir trouvé la femme de sa vie, sexy et passionnée. C'est sans compter sur l'appétit sexuel vorace du bonhomme et la jalousie destructrice de la bonne femme. Le couple se fait et se défait au gré des des coups de bite et des coups de poing de Hank. La rupture définitive amène Hank dans une spirale infernale : toujours plus de sexe et d'alcool. Les conquêtes se suivent et se ressemblent : on récupère la môme à l'aéroport, on l'emmène aux courses de chevaux, on picole et on baise piteusement. Jouant sur sa réputation de vieux dégueulasse dont les jeunes filles raffolent, Hank en profite avant de se rendre compte que son plaisir égoïste ne lui apporte pas pleinement satisfaction. Dans un dernier sursaut, Hank, après avoir posé un lapin à une fille pour une autre à la Thanksgiving, réalise combien il est devenu une ordure alors qu'il ne souhaitait qu'un peu de tendresse à son égard. Au contact de Sara, une hippie qui tient à rester vierge selon les préceptes de Drayer Baba, Hank apprend involontairement à dire non. Dernières pages. Non à une énième gamine qu'il faut aller chercher à l'aéroport. Des vitamines, du Perrier et Sara qui arrive bientôt. Un chat vient quémander à manger. Chinaski allait passer une bonne soirée. Apaisé.


Voilà un bouquin plaisant que ce "Women". Plaisant mais absolument déprimant. Plongée vertigineuse dans la vie d'un pervers alcoolo. Un vieux bougre qui écrit comme ça vient, à son image, avec toute l'intelligence nécessaire pour donner vie à un récit subtilement cohérent. Un récit qui se révèle être peu à peu une sorte de thérapie pour un homme coincé avec des démons nommés Alcool et Sexe. Hank à conscience que la présence de ses deux démons associée à son sale caractère l'empêche de trouver ce dont il rêve le plus : un peu d'amour et de tendresse. Sauf qu'il fait fausse route en choisissant la voie de l'ivresse éternelle et du plantage de poireau continuel : un coït reste un coït et ne suffit pas à combler son manque affectif. Le lecteur ne peut en tirer aucune leçon, et ce n'est pas le but de Bukowski ; moi, pauvre mâle un peu gauche avec la gente féminine, n'ai-je pas fantasmé ce tourbillon de sexe, comme celui qui frappe à la porte de Chinaski tous les quatre matins ? N'ai-je pas été jaloux de la chance de cocu dont bénéficie le « gros dégueulasse » dès qu'une femme le quitte ? Ce qui contre-balance tout ça, c'est que Hank se place au même niveau que nous, son incrédulité est palpable, et jamais l'on ne sent pointer de la condescendance dans le récit. Pour le lecteur, l'envie laisse place à la tristesse. Certes le récit se passe à l'époque de la révolution sexuelle, mais il est très facile de s'identifier à Chinaski, un être mal-aimé, sans cesse retranché dans son mal-être, qui tente tant bien que mal de profiter des petits plaisirs que son environnement à encore à offrir. Qu'il est dur en effet, et terriblement grisant finalement, d'imposer sa singularité à un monde qui n'aspire qu'à une morne normalité.


B. Kaboom




« J'avais cinquante ans et n'avais pas couché avec une femme depuis quatre ans. Je n'avais pas d'amies femmes. Je les regardais quand j'en croisais une dans la rue ou ailleurs, mais je les regardais sans désir, avec une impression de futilité. Je me masturbais régulièrement, mais l'idée d'entretenir une relation avec une femme - même sans rapport sexuels - dépassait mon imagination. »


•  Ce qui marque dès les premières lignes, c'est le style : concis, objectif, phrases courtes et factuelles… Et pourtant, est ce mon côté girly, mais le petit Charlie ne vous attendrit-il pas ? Sous cet air bourru, entre ces mots simples voire crasseux, dans cette forêt de cadavres de bouteilles de whisky il me semble déceler une pudeur, pas une pudeur de jeune fille rougissante mais une pudeur toute masculine, discrète et humble… On m'avait décrit Bukowski comme un vieux connard alcoolique (et c'est vrai qu'il est cela aussi), mais quelle est ma surprise de découvrir, dès la première page, une humanité qui se planque entre les lignes, des sentiments à peine formulés qui me rendent tout de suite le bon vieux Charlie tellement sympathique ! Au fil de la lecture mon impression première se confirme et se nuance dans le même temps : si les sentiments ne se disent qu'à demi mot, ils n'en restent pas moins assumés. Charles est pudique et honnête avec lui même, c'est un homme qui se livre dans son entièreté, avec ses convictions et ses contradictions. Et s'il peut passer pour un salaud inconséquent, c'est parce qu'il agit souvent avec ses tripes, en réaction à ce qui se passe autour de lui, plus qu'avec sa tête. D'où le style d'écriture vif et clair porté sur l'action et le concret, plutôt qu'une prose plus introspective et moralisatrice. Ici la vérité se livre toute nue, sans jugement ou presque de la part de l'auteur, laissant le bon soin au lecteur de se forger une idée du personnage selon son propre système de valeur.


En pleine panne de sa machine relationnelle, Chinaski nous expose sa crainte du vide, de la solitude, et dans le même temps son profond besoin de rapport humain, d'affection… Affection qu'il rejette, tout empêtrer qu'il est dans son refus de s'encombrer de bla bla inutile, de complexité et de futilité encombrantes et pénibles. Après tout, il ne recherche qu'une simplicité des rapports, sans dépendance affichée, dans une totale liberté. Mais à tant vouloir rester léger et intact, il se refuse à quelques investissements, nécessaires, mais qui lui semblent énergivores, aux effets incertains, et surtout, contre sa nature profonde. La réciprocité et l'engagement qu'il présuppose lui font horreur, et le voilà en bien mauvaise posture, incapable de trouver une solution désirable aux besoins qu'il éprouve. "Women" est le trajet chaotique d'un homme en souffrance fuyant la solitude, tout en cherchant à n'aliéner ni à restreindre personne, ce qui s'avère au final impossible (malheureusement ou non, à chacun d'en juger). Bukowski nous livre un autoportrait à l'allure délurée, voire bordélique et plutôt drôle, mais à la fin de la lecture le constat est plutôt amer et navrant, tant le récit tendre et juste de cette humanité contrariée semble foncer droit dans le mur, tiraillée entre besoins primaires et valeurs viscérales, entre quête d'amour et désir de liberté totale, de profond respect de l'individualité.
LaRousse


5 janvier 2016

Scéno-cacophonie - Le LaM, "Là où commence le jour"

Jan Fabre - Les messagers de la mort décapités (2006)

Une exposition, c'est des œuvres exposées, bien sûr, mais c'est aussi (et surtout, à mon humble avis) une façon de choisir et disposer ces œuvres.
En gros (et je m'en excuse d'avance), je ne vais pas vous livrer un descriptif des œuvres que j'ai été voir dernièrement, et vais plutôt vous bassiner à mort sur la scénographie.
Parce qu'aujourd'hui, la scénographie est devenue un art à part entière, l'art de manier les œuvres des autres avec plus ou moins d'intelligence ou de mépris, pour au final composer l'oeuvre absolue de quelques scénographes aux chevilles enflées.
Trop souvent, quand je vais à une exposition, ce ne sont plus des œuvres que je vois, mais un dispositif, une grosse machinerie relevant d'une certaine mégalomanie.

Et la mégalomanie, en voilà un sacré problème pour Là où commence le jour, exposition réalisée dans le cadre de Renaissance, nouvelle vague artistico-marketing lancée par l'industrie Lille 3000.
J'ai pris connaissance de l’événement par le biais d'un article publicitaire, qui reprenait substantiellement ce que chaque visiteur a pu trouver dans la plaquette de l'exposition, et qui vendait l’événement comme étant "un parcours poétique ayant pour thème l'émancipation de l'individu par la (re)connaissance du monde qui l'entoure".
Et c'est qu'un extrait ça les gars. On espère qu'au fil de la lecture, le thème va se préciser, mais à part la magie, et les jolis mots pailletés, bah c'est le flou artistique. Difficile de ne pas osciller entre effroi et curiosité mal placée à la lecture de ce texte qui cherche à planquer la vacuité de son propos sous des jolis mots "poétiques". Parce qu'au final, à la fin de la lecture, on a tellement rien compris au sujet de l'expo qu'on a qu'une envie, aller voir sur place si la poésie et le voyage "sensible et mystérieux" sont au rendez vous.

Et bien je n'ai pas été déçue.

Aujourd'hui, en matière de scénographie, on constate deux cas de figure récurrents : pour la majorité des expositions contemporaines, une scéno fainéante et plate, sans parti pris, sans idées, peut être par peur de s'approprier les œuvres… Ou alors, bonheur trop rare, créative et engagée, et là, on peut s'attendre au meilleur (quelque chose d'intelligent) comme au pire (un truc outrancier et maladroit, une pute qui sent la bière a qui on aurait enfilé un tutu pour en faire une princesse).
En somme, c'est très facile de faire une mauvaise scénographie, et si les œuvres ne sont évidemment pas toujours au goût de tous, combien de scénographies ont bousillés le potentiel d’œuvres… Imaginez la Joconde accrochée dans vos chiottes. Ce peut être intéressant… Ou pas. Vous voyez où je veux en venir…

Commençons par saluer le chef d'orchestre du LaM, qui il faut le reconnaître, a fait preuve de créativité et de sensibilité. On sent que ce monsieur a fait preuve d'une réelle bonne volonté, en cherchant à instaurer une atmosphère, un peu mystique, entre magie et science, plutôt réussie. Mais, question : l'art doit il se décrédibiliser et perdre en profondeur au profit d'un aspect plus "magique" ?
C'est là que je reconnais bien mes petits copains de Lille 3000 : voilà un certain temps qu'à Lille, le plus gros de l'espace muséal tend à se transformer en vastes cours de récréation, "pour le plus grand public"… C'est une belle idée les gars, la culture pour tous, je suis ok, mais est ce que ça veut dire qu'on doit prendre les gens pour des abrutis incapables de réfléchir par eux même au sens d'une oeuvre ? Le "grand public" serait il trop abreuvé de télé réalité et de consommation facile pour pouvoir fournir un petit effort de concentration ? Allez, soyez pas méprisant les gars, faire du ludique c'est chouette, mais faut aussi apporter du fond, du contenu, l'art ça sert à grandir les gens oui ou merde ?

La scénographie est vraiment poussée, réfléchie, parfois même maniérée, prenant alors (souvent) le pas sur les œuvres exposées (avec notamment le côté cabinet de curiosité, qui se prête parfaitement à la thématique globale de l'exposition). Tout ça est plutôt sympa et intéressant mais les œuvres sont trop souvent entassées ; la quantité c'est chouette, mais on ne leur laisse que peu de respiration (sauf très rare exception). Les œuvres sont au final bien souvent traitées davantage comme des objets décoratifs que comme des installations qui mériteraient un environnement adéquat (plus SPACIEUX) pour enfin s'exprimer.
La magie s'illustre aussi dans l'usage d'enluminures et gravures (beaucoup de cartes du ciel, des essais d'astrologie moyenâgeux vraiment superbes et fort à propos), mais ceux ci font souvent figure d'autorité, comme des points d'ancrages introductifs à chaque pôle. Ces enluminures auraient vraiment gagnées à bénéficier d'une scénographie plus imaginative, afin de les faire sortir de la tranquillité un peu poussiéreuse des lourds volumes reliés, un peu distants.

Un point qui m'a vraiment, mais alors vraiment contrarié, ce sont les tablettes tactiles remplaçant les cartels. Mais non quoi, non, on sait que vous avez de l'argent, ça sert à rien d'en faire l'étalage comme ça… Peut être était ce là aussi la démonstration d'un côté magique "technologique" un brin tapageur, mais en occurrence ça n'avait aucun sens de faire ça, et surtout, ce n'est absolument pas pratique !! Quand on souhaite une explication sur une oeuvre, on doit faire la queue comme un con pour enfin accéder à la tablette, du coup la navigation dans l'exposition est interrompue, et il faut choisir : regarder les œuvres, ou lire les descriptifs, bref, la dissociation des deux est extrêmement malhabile.

Mais je me perds dans des détails.
Parlons un peu de la construction même de l'exposition, les différents pôles. Les thématiques sont plutôt aisées à cerner et à comprendre, mais ne manque-t-il pas de cohérence dans la succession de ces thèmes (12 pôles ! 12 !!!) ? L'exposition s'éparpille, s'étale sur plusieurs plans, se refusant le luxe de la profondeur… L'exposition a trop peur de creuser, peut être par peur de perdre son "grand public", et c'est bien regrettable, parce qu'il y a matière à faire quelque chose de bien.
Les thèmes sont donc aisées à assimiler, pris dans cette magie de pacotille pour faire passer la pilule, sauf que voilà, ça prend pas, les ficelles sont bien trop visibles dans ces vulgaires tours de passe passe.

Conclusion ; c'est grand public, ça se veut frais et ouvert d'esprit, avec en plus des média artistique variés, pas toujours commun en musée (des performances musicales au sein de l'exposition par exemple), mais tout semble un peu grossier, ça manque de conviction. La magie est là, elle circule autour de nous, c'est joli, mais ça ne touche pas sa cible. J'ai essayé de suivre le courant magique, j'ai accepté la poussière d'étoile qu'on m'a balancé en pleine gueule, mais partout où on espère un approfondissement, une intensification, une force qui viendrait nous achever, et bien on se retrouve au milieu de la salle comme un con, la magie s'est débinée, et on a clairement plus affaire à un Houdini de supérette qu'à Merlin l'Enchanteur.

L'exposition s'achève le 10 janvier, donc si vous êtes curieux, allez y de suite (ne serait ce que pour vous marrer).

13 décembre 2015

The Forbidden Room - Le rêve du Dieu Janus




La Chambre Interdite (The Forbidden Room)
Réalisé par Guy Maddin et Evan Johnson
Avec Maria de Medeiros, Udo Kier, Mathieu Amalric, Amira Casar...
Canada, 2014



       Dans l'une des nombreuses histoires qui émaillent le récit nébuleux de The Forbidden Room, l'une raconte un homme, obsédé par un buste du Dieu Janus, venant à se faire posséder et à se dédoubler en une sorte de Dr Jekyll & Mr Hyde. Ce dieu romain bicéphale, dont l'une des têtes est tournée vers le passé alors que l'autre est tournée vers l'avenir, symbolise à la fois le commencement et la fin, un choix et un passage. Il est également la parfaite métaphore que Maddin a trouvé pour illustrer le désir artistique qui l’habite depuis le début de sa carrière : essayer de retrouver le passé (celui des arcanes du cinéma des premiers temps et de l’époque muette) dans son futur cinématographique.
Reprenons. The Forbidden Room est en fait le résultat, cinématographique pour l'instant, du projet fou que Maddin a démarré en 2013. Dans des installations itinérantes, ce dernier mettait en scène des séances de spiritisme dans lesquelles des acteurs, plus ou moins connus, se retrouvaient « possédés » par l'esprit des films perdus ou jamais réalisés de grands réalisateurs comme Mikio Naruse, John Ford, Murnau ou bien d'autres. L’idée étant de recomposer aléatoirement tous ces courts-métrages en un seul long dans un projet web démentiel qui devrait sortir prochainement, mais qui prend ici la forme plus modeste du film de fiction cinématographique. Un film qui se révèle être néanmoins l’une des choses les plus bizarres et excitantes vue cette année.
Pour composer ce film à partir de tous les courts-métrages tournés, Maddin a eu comme idée maligne de les enfermer et de les sortir un par un, selon le principe de la poupée russe. L’intrigue se déroule donc entièrement dans un sous-marin où l’air vient à manquer, et où la dynamite transportée (une métaphore évidente de la pellicule qui fond et se détruit) menace de tout faire sauter si l’appareil remonte, faisant diminuer la pression. Les passagers sont alors contraints d’attendre leurs morts, ne pouvant pénétrer dans la chambre interdite de leur commandant, jusqu’à ce qu’un bûcheron débarque et raconte son histoire, qui se déploie dans différents récits mille-feuilles. On reconnaît ici l’esprit loufoque de Maddin qui aime depuis quelques années, notamment dans My Winnipeg, perdre son spectateur dans des fictions kaléidoscopes.
Ce récit prend alors l’aspect de mille esprits, qui s’incarnent à travers une bande d’acteurs revenant sans cesse dont Udo Kier, ou encore Louis Negin (sa « muse » depuis Cowards Bend the Knee) qui apparaît également parfois dans de petites saynètes où il nous vante le plaisir de prendre un bain. Telle une boite de Pandore mal refermée, les désirs des personnages torturés de The Forbidden Room entrent en écho avec les émotions des autres personnages jusqu'à atteindre une forme d'amnésie habituelle dans le cinéma de Maddin. Ainsi, il n’est pas étonnant de voir le chanteur des Sparks monter sur scène, le visage disparaissant sous l’image abimée comme si elle se refermait sur lui, interprétant une chanson sur un homme obsédé par les postérieurs féminins et rêvant d’y plonger sa main pour y découvrir des trésors insoupçonnés, mais essayant surtout avec désespoir de se défaire de cette passion par la lobotomie, jusqu’à s’éteindre lui-même. Jamais un récit de Maddin n’avait pris une telle ampleur que dans cette chanson fantasque.
Cette ampleur prend également forme, ou plutôt se déforme, dans l’image même. L'esthétique du cinéma de Maddin a toujours été tiraillé entre sa volonté d'être fidèle, parfois trop aux tropes du cinéma muet, et sa volonté de les contrôler, de les tordre jusqu'à la rupture. Le numérique lui sert alors de médium tant à la fois pour communiquer avec les films disparus des grands maîtres, que pour retrouver la puissance débridée qui était au cœur d'un cinéma qui explorait toutes les possibilités d'un art nouveau. Comme une réponse à ceux qui signent la mort du cinéma avec le numérique, le réalisateur canadien s'est servi alors des outils de post-production pour invoquer l'ectoplasme de la pellicule déliquescente. On est alors dans l'ordre de la surimpression totale où chacune des images dévore l'autre dans une forme de cannibalisme fascinant. Devant un tel maelström d'images, devant ce labyrinthe onirique, le spectateur tel l'illusionniste derrière ses images doit abandonner tout repères de l'ordre du plan ou du mouvement de caméra, et plonger, tel le bûcheron cherchant sa bien-aimée, dans le fluide mémoriel qu'est The Forbidden Room et vivre ce qui sera de l'ordre de la plus belle expérience de l'année.



Rommel Gibson

21 septembre 2015

Le Pavillon d'or - Palais en ruine et divinité handicapée



Le Pavillon d'or (金閣寺, Kinkaku-ji de son petit nom) est un superbe roman de Yukio Mishima, publié en 1956, paru aux éditions Gallimard en 1961. Il a fait la popularité de ce monsieur, et en bonne branleuse c'est le seul livre que j'ai lu de mes vacances. En même temps, lire quelque chose de valable après ça, c'est pas évident. Mais laissez moi donc vous expliquer un peu en quoi ce livre a sans doute changé ma vie.

La vie ne commence pas fort pour le jeune Mizoguchi. Sans le sous, il grandit dans la campagne japonaise, et comme si ça ne suffisait pas, il bégaie et a un physique plutôt ingrat, ce qui vient considérablement altérer son rapport aux autres : privé de communication et d'amitié, il grandit dans une certaine solitude. Son rapport au monde environnant ne s'effectue pas par les relations humaines, et enfermé dans sa pensée, il développe sa propre vision du monde, axée sur la notion d'esthétique, la Beauté…

(Petite aparté toute personnelle : si l'accent n'est pas forcément porté sur ce point dans le livre, cela nous permet tout de même de mieux comprendre comment le moindre handicap, aussi ridicule et superficiel semble-t-il, vient profondément affecter le développement de chaque personne concernée, et par extension son action sur le monde. Comme quoi, on déconne pas avec les handicapés les gars.)

Le père de Mizoguchi, prêtre bouddhiste, un homme simple voire rustre, ne semble touché par la beauté que d'une seule chose au monde : le Pavillon d'or, un bâtiment très ancien de Kyoto, un chef d'oeuvre architectural resté intact en dépit des années et des incidents. Cette fascination finira par atteindre le jeune Mizoguchi, qui sans support visuel s'imaginera les plus grandes splendeurs… Et finira déconfit après la mort de son père devant ce monastère étrange et bancal, où il deviendra novice.
Il y vivra alors de nouvelles expériences, développera d'étranges amitiés et rivalités, qui le mèneront à exécuter l'irrémédiable : brûler le Pavillon d'or.

Dans ce roman, Mishima s'appuie sur un fait divers qui a bouleversé le Japon, la destruction d'un monument construit aux environs de 1400 (après l'incendie, il fut reconstruit à l'identique et classé au patrimoine mondial de l'UNESCO).
L'auteur se projette complètement ici en le personnage de Mizoguchi, bonze incendiaire considéré comme mentalement déficient par l'opinion publique. Mishima lui insuffle ses pensées et désirs de beauté, une beauté dépassant la perception humaine basse et servile, une beauté trouvant sa noblesse dans son gigantisme. L'auteur s'exprime dans une langue simple, toute japonaise dans sa façon de suggérer plus que de montrer et de tenter d'expliquer, de mettre des mots sur ce qui est de toute façon incompréhensible et inqualifiable pour le commun des mortels. Dans un style plein de finesse, il construit lentement, en plein et en vide, ce qui constitue Mizoguchi, ce qui l'obsède et ce qu'il ne peut atteindre et comprendre. A force d'expériences et de réflexions en découlant, son personnage tente de trouver un sens à sa vie, une façon d'agir enfin sur un environnement qui le fascine et qui pourtant se dérobe sans cesse.

Selon Mizoguchi, la beauté régit le monde. Cela le conduit donc à mener une intense réflexion sur le fonctionnement de celui-ci , ce monde que les humains lambda semblent si mal comprendre et habiter, peut être faute de contemplation et réflexion…
La beauté lui semble être une chose étrange, dépassant les limites de notre perception, sensible et sensée. C'est une force naturelle, divine, transcendant l'espace et le temps en un souffle à peine décelable mais aux conséquences immenses et infinies…

Mizoguchi a trouvé en le Pavillon d'or l'incarnation de cette splendeur inaccessible et immortelle. D'abord obnubilé par le bâtiment, il se sentira finalement prisonnier de son implacable emprise… Cette magnificence qui semble le narguer, il ne veut plus se contenter d'en être le spectateur, mais se hisser à son niveau pour pouvoir enfin agir sur elle.

Mais comment s'approcher de la beauté quand tout de notre condition s'attache à la laideur, l'hideuse imperfection d'une nature déficiente ? Dans son parcours, Mizoguchi ne se heurte qu'à des personnes semblables à lui-même, des personnages imparfaits tentant d'oublier et de s'extraire d'une erreur de leur constitution, avec peu de succès, voire pas du tout (le bégaiement de Mizoguchi, le pied bot de Kashiwagi, le mal être de Tsurukawa).
Mizoguchi est capable d'apprécier la légèreté et la subtilité, la douceur suintant du temple, mais elle glisse entre ses doigts, insaisissable… Le seul moyen de se faire maître de la beauté n'est pas de tenter d'en créer (cela exige trop d'efforts pour des effets incertains et forcément pauvres), mais de la détruire, la tuer pour voir ce qu'il en surgit. Cela semble être la seule action humaine possible pour engendrer une autre forme de beauté, monstrueuse ; rendre à la nature ce qu'elle a donné aux hommes. Annihiler un symbole de paisible éternité, protégé et lustré avec cérémonie, pour le laisser se consumer dans une effroyable splendeur éphémère.
La seule beauté totale et humainement réalisable est une beauté de l'horreur, un sublime instantané à percevoir les yeux écarquillés d'effroi, lorsqu'au bord du précipice il ne nous reste plus qu'un unique regard pour admirer le chef d'oeuvre de notre propre disparition, la disparition d'un foyer, d'une histoire, de tout ce qu'on pensais immuable et sûr pour l'éternité…

Mizoguchi espère trouver ainsi une forme de sublime, de la noblesse dans l'exercice du "mal". Se détacher de l'humanité pour mieux apprécier une beauté transcendant toutes moralités.

Promis à un grand avenir, Mizoguchi a refusé la réussite qui lui tendait les bras, car travailler en ce sens et accepter ces statuts et avantages auraient été un aveu d'échec, renoncer à l'idéal esthétique régissant toute sa vie… Cet idéal, poussé à son extrême, et initialement basé sur un rapport contemplatif au monde, ne pouvait qu'être voué à l'isolement total, à une marginalisation telle que Mizoguchi, refusant de vivre dans le monde des hommes et refusant par la même occasion de s'identifier à eux, construit son identité selon des préceptes visant davantage à faire de l'adolescent un dieu qu'un homme.

Ne restait plus à ce nouveau dieu, coupé de toutes considérations humaines, qu'à se façonner un royaume empli de sublimes monstruosités, un territoire à son image.

Le temple brûle, la destruction fait rage et les flammes dévorent ce que l'homme a cru faire de mieux, ce qu'il a produit de plus proche des dieux, un palais superbe et immortel… Loin du vacarme et des larmes, loin de la tempête de divine destruction soufflant sur Kyoto, Mizoguchi fume une cigarette, incendie miniature, sous une douce pluie de cendres, des flocons de pavillon d'or ensevelissant la cité des hommes.



La tête de Mishima. Le Seppuku, ou de la noblesse jusque dans la mort.


Fanny

Mark Wynn - Support your local scene, go watch your mate's shit band

Pendant que la presse s'extasie sur le très radiogénique Jake Bugg, son exact opposé, un autre angliche nommé Mark Wynn, enchaîne les disques foutraques, aux titres débiles, et les clips délirants sur youtube, en mode Jeeves est un folkeux, dans une indifférence à peu près complète. Aucune injustice là derrière puisque Wynn s'inscrit dans une lignée de losers invétérés, assumés et, dans le cas présent, revendiqués.

Se révolter contre ça équivaudrait à vouloir que Syd eut pris moins de LSD, que Mark E. eut bu moins de pintes, que Hasil n'ait pas été consanguin, que R. Stevie eut moins d'humour, que Daniel allât moins souvent en hôpital psy ou que Jandek y allât, au contraire, plus souvent soigner son Asperger. Ça serait aussi con que de vous encourager à entretenir de la jalousie envers votre cousin qui a mieux réussi sa vie que vous. Alors que ce n'est tout simplement qu'une question d'éducation et que vous n'avez jamais eu son pouvoir de séduction de toute façon, déjà tout petit c'était lui le préféré de pépé et mémé, mais dans le fond vous savez que vous êtes certainement plus intelligent que lui et votre vie n'est, au final, pas moins cool que la sienne, seulement plus pauvre. Vous pouvez alors retourner somnoler, seul, dans vos draps sales, inchangés depuis des mois. Mark Wynn est là pour vous.


Le mec, il gâche ses évidentes capacités de songwriter et son aptitude à trouver dix milles idées par morceaux par un petit vice insoluble : la paresse. Ses chansons sont complètement des chansons de branleurs. Un certain inconfort, né de la frustration de l’inachèvement des morceaux, survient à chaque écoute. Ils ne se structurent jamais et jamais ne perce la toile des émotions. C'est comme quand votre pote, ou vous-même, grattez deux pauvres accords à la guitare et inventez des textes en même temps, juste pour se marrer. Les compositions s'arrêtent parfois après avoir enfin trouvé leur refrain. D'autres fois elles se terminent par un solo minable. Et d'autres fois encore après un simple couplet.
Cependant, ce qui serait un reproche à adresser avec véhémence à beaucoup d'autres est ici ce qui rend la musique précisément addictive et le personnage de Mark Wynn éminemment sympathique. Il se contente de balancer toutes les conneries qui lui passent par la tête d'observateur pince-sans-rire typiquement british. Ce ton détaché et cet accent cockney (rebel) qui se trouvent dans la filiation de Dean Tracey, Mark E. Smith, Patrik Fitzgerald ou Robyn Hitchcock voire même de Mike Skinner. Il semble tout faire pour caser son chant à contre-temps. Une sorte d'anti-chant où l'on a l'impression qu'il cherche à retenir ses mots, qui sortent malgré lui. Un peu comme quand vous êtes bourré, ou pas d'ailleurs, et qu'une réflexion vous échappe et que vous vous demandez : « j'ai vraiment osé dire ça ?! ». Ce n'est peut-être pas pour rien si un de ses meilleurs morceaux s'appelle « Words », mais il se trouve sur un autre album que celui-ci alors ça sert à rien d'en parler.
Du reste, les arrangement, même enregistrés à l'arrache, sont parfaits et par parfait j'entends parfaitement crades. C'est ce qui permet que le tout ne sonne pas trop aride. Ça et la qualité des morceaux bien évidemment.
Finalement ce Mark Wynn me plaît uniquement parce qu'il me ressemble. J'aurais aussi pu appeler un disque « Support Your Local Scene, Go Watch Your Mate's Shit Band » si je n'avais pas été encore plus branleur que lui pour ne pas enregistrer de disque.

Je vous expliquerais bien à quel point ce type est génial et sa musique excellente plus en détail. Et ses paroles alors ! Mais j'ai une réputation à tenir. Je n'ai rien à faire de mieux, alors j'en resterai là. Et ne cherchez pas plus de logique là dedans que dans une chanson de Mark Wynn. Vous n'en trouverez pas.

Pendant ce temps Jake Bugg fait une musique de vieux, pour les vieux, agréable et prévisible, dont les arrangements n'ont d'originaux que le degré où ils poussent la banalité et dont les influences sont partagées par tout un chacun. Tant mieux qu'il existe, c'est très bien, et tant mieux que tout le monde ne veuille pas sonner comme lui, c'est encore mieux.



Me Rz