La Chambre Interdite (The Forbidden Room)
Réalisé par Guy Maddin et Evan Johnson
Canada, 2014
Dans l'une des nombreuses histoires qui émaillent le récit nébuleux de The Forbidden Room, l'une raconte un homme, obsédé par un buste du Dieu Janus, venant à se faire posséder et à se dédoubler en une sorte de Dr Jekyll & Mr Hyde. Ce dieu romain bicéphale, dont l'une des têtes est tournée vers le passé alors que l'autre est tournée vers l'avenir, symbolise à la fois le commencement et la fin, un choix et un passage. Il est également la parfaite métaphore que Maddin a trouvé pour illustrer le désir artistique qui l’habite depuis le début de sa carrière : essayer de retrouver le passé (celui des arcanes du cinéma des premiers temps et de l’époque muette) dans son futur cinématographique.
Reprenons. The
Forbidden Room est
en fait le résultat, cinématographique pour l'instant, du projet
fou que Maddin a démarré en 2013. Dans des installations
itinérantes, ce dernier mettait en scène des séances de spiritisme
dans lesquelles des acteurs, plus ou moins connus, se retrouvaient
« possédés » par l'esprit des films perdus ou jamais
réalisés de grands réalisateurs comme Mikio Naruse, John Ford,
Murnau ou bien d'autres. L’idée étant de recomposer aléatoirement
tous ces courts-métrages en un seul long dans un projet web
démentiel qui devrait sortir prochainement, mais qui prend ici la
forme plus modeste du film de fiction cinématographique. Un film qui
se révèle être néanmoins l’une des choses les plus bizarres et
excitantes vue cette année.
Pour composer ce film à partir de
tous les courts-métrages tournés, Maddin a eu comme idée maligne
de les enfermer et de les sortir un par un, selon le principe de la
poupée russe. L’intrigue se déroule donc entièrement dans un
sous-marin où l’air vient à manquer, et où la dynamite
transportée (une métaphore évidente de la pellicule qui fond et se
détruit) menace de tout faire sauter si l’appareil remonte,
faisant diminuer la pression. Les passagers sont alors contraints
d’attendre leurs morts, ne pouvant pénétrer dans la chambre
interdite de leur commandant, jusqu’à ce qu’un bûcheron
débarque et raconte son histoire, qui se déploie dans différents
récits mille-feuilles. On reconnaît ici l’esprit loufoque de
Maddin qui aime depuis quelques années, notamment dans My
Winnipeg, perdre son
spectateur dans des fictions kaléidoscopes.
Ce récit prend alors l’aspect
de mille esprits, qui s’incarnent à travers une bande d’acteurs
revenant sans cesse dont Udo Kier, ou encore Louis Negin (sa « muse »
depuis Cowards
Bend the Knee) qui
apparaît également parfois dans de petites saynètes où il nous
vante le plaisir de prendre un bain. Telle une boite de Pandore mal
refermée, les désirs des personnages torturés de The
Forbidden Room entrent
en écho avec les émotions des autres personnages jusqu'à atteindre
une forme d'amnésie habituelle dans le cinéma de Maddin. Ainsi, il
n’est pas étonnant de voir le chanteur des Sparks monter sur
scène, le visage disparaissant sous l’image abimée comme si elle
se refermait sur lui, interprétant une chanson sur un homme obsédé
par les postérieurs féminins et rêvant d’y plonger sa main pour
y découvrir des trésors insoupçonnés, mais essayant surtout avec
désespoir de se défaire de cette passion par la lobotomie, jusqu’à
s’éteindre lui-même. Jamais un récit de Maddin n’avait pris
une telle ampleur que dans cette chanson fantasque.
Cette ampleur prend également
forme, ou plutôt se déforme, dans l’image même. L'esthétique du
cinéma de Maddin a toujours été tiraillé entre sa volonté d'être
fidèle, parfois trop aux tropes du cinéma muet, et sa volonté de
les contrôler, de les tordre jusqu'à la rupture. Le numérique lui
sert alors de médium tant à la fois pour communiquer avec les films
disparus des grands maîtres, que pour retrouver la puissance
débridée qui était au cœur d'un cinéma qui explorait toutes les
possibilités d'un art nouveau. Comme une réponse à ceux qui
signent la mort du cinéma avec le numérique, le réalisateur
canadien s'est servi alors des outils de post-production pour
invoquer l'ectoplasme de la pellicule déliquescente. On est alors
dans l'ordre de la surimpression totale où chacune des images dévore
l'autre dans une forme de cannibalisme fascinant. Devant un tel
maelström d'images, devant ce labyrinthe onirique, le spectateur tel
l'illusionniste derrière ses images doit abandonner tout repères de
l'ordre du plan ou du mouvement de caméra, et plonger, tel le
bûcheron cherchant sa bien-aimée, dans le fluide mémoriel qu'est
The Forbidden Room et
vivre ce qui sera de l'ordre de la plus belle expérience de l'année.
Rommel Gibson
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