8 janvier 2016

Women - La croisée des vices



"Women", Charles Bukowski, publié en 1978, paru en 1981 aux éditions Grasset

Auteur de nouvelles, de poèmes et de romans, Charles Bukowski est l'homme derrière les "Contes de la folie ordinaire" et le "Journal d'un vieux dégueulasse". "Women" est son troisième roman.

Il arrive parfois que deux Branleurs lisent le même bouquin en même temps. De ces deux lectures surgissent deux critiques distinctes. En bons Branleurs que nous sommes, plutôt que de se casser le cul à réfléchir à comment fusionner les deux textes en un seul, on a préféré les laisser tels quels. Notez tout de même l'effort considérable fourni pour la mise en page, ce n'est pas négligeable.



•  Bukowski, on le sait, c'est des saloperies à la pelle sur les femmes, le sexe, Los Angeles, les hippies, et les poètes dans le milieu underground des années 60-70. La forme sent la crasse, la gnôle et le tabac froid. Le fond est bouleversant.
A peine planqué derrière son personnage, Bukowski raconte dans "Women" ses relations avec les femmes. De son histoire tumultueuse avec la jalouse Lydia à son idylle chaste avec Sara la hippie, en passant par les nombreux coups d'un soir avec ses admiratrices, tout y passe. Dans les moindres détails. Mais "Women" n'est pas qu'un simple inventaire des conquêtes de Bukowski. L'auteur y construit petit à petit l'analyse de son propre malaise vis à vis des femmes. Lorsqu'il rencontre Lydia au début du récit, Hank pense avoir trouvé la femme de sa vie, sexy et passionnée. C'est sans compter sur l'appétit sexuel vorace du bonhomme et la jalousie destructrice de la bonne femme. Le couple se fait et se défait au gré des des coups de bite et des coups de poing de Hank. La rupture définitive amène Hank dans une spirale infernale : toujours plus de sexe et d'alcool. Les conquêtes se suivent et se ressemblent : on récupère la môme à l'aéroport, on l'emmène aux courses de chevaux, on picole et on baise piteusement. Jouant sur sa réputation de vieux dégueulasse dont les jeunes filles raffolent, Hank en profite avant de se rendre compte que son plaisir égoïste ne lui apporte pas pleinement satisfaction. Dans un dernier sursaut, Hank, après avoir posé un lapin à une fille pour une autre à la Thanksgiving, réalise combien il est devenu une ordure alors qu'il ne souhaitait qu'un peu de tendresse à son égard. Au contact de Sara, une hippie qui tient à rester vierge selon les préceptes de Drayer Baba, Hank apprend involontairement à dire non. Dernières pages. Non à une énième gamine qu'il faut aller chercher à l'aéroport. Des vitamines, du Perrier et Sara qui arrive bientôt. Un chat vient quémander à manger. Chinaski allait passer une bonne soirée. Apaisé.


Voilà un bouquin plaisant que ce "Women". Plaisant mais absolument déprimant. Plongée vertigineuse dans la vie d'un pervers alcoolo. Un vieux bougre qui écrit comme ça vient, à son image, avec toute l'intelligence nécessaire pour donner vie à un récit subtilement cohérent. Un récit qui se révèle être peu à peu une sorte de thérapie pour un homme coincé avec des démons nommés Alcool et Sexe. Hank à conscience que la présence de ses deux démons associée à son sale caractère l'empêche de trouver ce dont il rêve le plus : un peu d'amour et de tendresse. Sauf qu'il fait fausse route en choisissant la voie de l'ivresse éternelle et du plantage de poireau continuel : un coït reste un coït et ne suffit pas à combler son manque affectif. Le lecteur ne peut en tirer aucune leçon, et ce n'est pas le but de Bukowski ; moi, pauvre mâle un peu gauche avec la gente féminine, n'ai-je pas fantasmé ce tourbillon de sexe, comme celui qui frappe à la porte de Chinaski tous les quatre matins ? N'ai-je pas été jaloux de la chance de cocu dont bénéficie le « gros dégueulasse » dès qu'une femme le quitte ? Ce qui contre-balance tout ça, c'est que Hank se place au même niveau que nous, son incrédulité est palpable, et jamais l'on ne sent pointer de la condescendance dans le récit. Pour le lecteur, l'envie laisse place à la tristesse. Certes le récit se passe à l'époque de la révolution sexuelle, mais il est très facile de s'identifier à Chinaski, un être mal-aimé, sans cesse retranché dans son mal-être, qui tente tant bien que mal de profiter des petits plaisirs que son environnement à encore à offrir. Qu'il est dur en effet, et terriblement grisant finalement, d'imposer sa singularité à un monde qui n'aspire qu'à une morne normalité.


B. Kaboom




« J'avais cinquante ans et n'avais pas couché avec une femme depuis quatre ans. Je n'avais pas d'amies femmes. Je les regardais quand j'en croisais une dans la rue ou ailleurs, mais je les regardais sans désir, avec une impression de futilité. Je me masturbais régulièrement, mais l'idée d'entretenir une relation avec une femme - même sans rapport sexuels - dépassait mon imagination. »


•  Ce qui marque dès les premières lignes, c'est le style : concis, objectif, phrases courtes et factuelles… Et pourtant, est ce mon côté girly, mais le petit Charlie ne vous attendrit-il pas ? Sous cet air bourru, entre ces mots simples voire crasseux, dans cette forêt de cadavres de bouteilles de whisky il me semble déceler une pudeur, pas une pudeur de jeune fille rougissante mais une pudeur toute masculine, discrète et humble… On m'avait décrit Bukowski comme un vieux connard alcoolique (et c'est vrai qu'il est cela aussi), mais quelle est ma surprise de découvrir, dès la première page, une humanité qui se planque entre les lignes, des sentiments à peine formulés qui me rendent tout de suite le bon vieux Charlie tellement sympathique ! Au fil de la lecture mon impression première se confirme et se nuance dans le même temps : si les sentiments ne se disent qu'à demi mot, ils n'en restent pas moins assumés. Charles est pudique et honnête avec lui même, c'est un homme qui se livre dans son entièreté, avec ses convictions et ses contradictions. Et s'il peut passer pour un salaud inconséquent, c'est parce qu'il agit souvent avec ses tripes, en réaction à ce qui se passe autour de lui, plus qu'avec sa tête. D'où le style d'écriture vif et clair porté sur l'action et le concret, plutôt qu'une prose plus introspective et moralisatrice. Ici la vérité se livre toute nue, sans jugement ou presque de la part de l'auteur, laissant le bon soin au lecteur de se forger une idée du personnage selon son propre système de valeur.


En pleine panne de sa machine relationnelle, Chinaski nous expose sa crainte du vide, de la solitude, et dans le même temps son profond besoin de rapport humain, d'affection… Affection qu'il rejette, tout empêtrer qu'il est dans son refus de s'encombrer de bla bla inutile, de complexité et de futilité encombrantes et pénibles. Après tout, il ne recherche qu'une simplicité des rapports, sans dépendance affichée, dans une totale liberté. Mais à tant vouloir rester léger et intact, il se refuse à quelques investissements, nécessaires, mais qui lui semblent énergivores, aux effets incertains, et surtout, contre sa nature profonde. La réciprocité et l'engagement qu'il présuppose lui font horreur, et le voilà en bien mauvaise posture, incapable de trouver une solution désirable aux besoins qu'il éprouve. "Women" est le trajet chaotique d'un homme en souffrance fuyant la solitude, tout en cherchant à n'aliéner ni à restreindre personne, ce qui s'avère au final impossible (malheureusement ou non, à chacun d'en juger). Bukowski nous livre un autoportrait à l'allure délurée, voire bordélique et plutôt drôle, mais à la fin de la lecture le constat est plutôt amer et navrant, tant le récit tendre et juste de cette humanité contrariée semble foncer droit dans le mur, tiraillée entre besoins primaires et valeurs viscérales, entre quête d'amour et désir de liberté totale, de profond respect de l'individualité.
LaRousse


5 janvier 2016

Scéno-cacophonie - Le LaM, "Là où commence le jour"

Jan Fabre - Les messagers de la mort décapités (2006)

Une exposition, c'est des œuvres exposées, bien sûr, mais c'est aussi (et surtout, à mon humble avis) une façon de choisir et disposer ces œuvres.
En gros (et je m'en excuse d'avance), je ne vais pas vous livrer un descriptif des œuvres que j'ai été voir dernièrement, et vais plutôt vous bassiner à mort sur la scénographie.
Parce qu'aujourd'hui, la scénographie est devenue un art à part entière, l'art de manier les œuvres des autres avec plus ou moins d'intelligence ou de mépris, pour au final composer l'oeuvre absolue de quelques scénographes aux chevilles enflées.
Trop souvent, quand je vais à une exposition, ce ne sont plus des œuvres que je vois, mais un dispositif, une grosse machinerie relevant d'une certaine mégalomanie.

Et la mégalomanie, en voilà un sacré problème pour Là où commence le jour, exposition réalisée dans le cadre de Renaissance, nouvelle vague artistico-marketing lancée par l'industrie Lille 3000.
J'ai pris connaissance de l’événement par le biais d'un article publicitaire, qui reprenait substantiellement ce que chaque visiteur a pu trouver dans la plaquette de l'exposition, et qui vendait l’événement comme étant "un parcours poétique ayant pour thème l'émancipation de l'individu par la (re)connaissance du monde qui l'entoure".
Et c'est qu'un extrait ça les gars. On espère qu'au fil de la lecture, le thème va se préciser, mais à part la magie, et les jolis mots pailletés, bah c'est le flou artistique. Difficile de ne pas osciller entre effroi et curiosité mal placée à la lecture de ce texte qui cherche à planquer la vacuité de son propos sous des jolis mots "poétiques". Parce qu'au final, à la fin de la lecture, on a tellement rien compris au sujet de l'expo qu'on a qu'une envie, aller voir sur place si la poésie et le voyage "sensible et mystérieux" sont au rendez vous.

Et bien je n'ai pas été déçue.

Aujourd'hui, en matière de scénographie, on constate deux cas de figure récurrents : pour la majorité des expositions contemporaines, une scéno fainéante et plate, sans parti pris, sans idées, peut être par peur de s'approprier les œuvres… Ou alors, bonheur trop rare, créative et engagée, et là, on peut s'attendre au meilleur (quelque chose d'intelligent) comme au pire (un truc outrancier et maladroit, une pute qui sent la bière a qui on aurait enfilé un tutu pour en faire une princesse).
En somme, c'est très facile de faire une mauvaise scénographie, et si les œuvres ne sont évidemment pas toujours au goût de tous, combien de scénographies ont bousillés le potentiel d’œuvres… Imaginez la Joconde accrochée dans vos chiottes. Ce peut être intéressant… Ou pas. Vous voyez où je veux en venir…

Commençons par saluer le chef d'orchestre du LaM, qui il faut le reconnaître, a fait preuve de créativité et de sensibilité. On sent que ce monsieur a fait preuve d'une réelle bonne volonté, en cherchant à instaurer une atmosphère, un peu mystique, entre magie et science, plutôt réussie. Mais, question : l'art doit il se décrédibiliser et perdre en profondeur au profit d'un aspect plus "magique" ?
C'est là que je reconnais bien mes petits copains de Lille 3000 : voilà un certain temps qu'à Lille, le plus gros de l'espace muséal tend à se transformer en vastes cours de récréation, "pour le plus grand public"… C'est une belle idée les gars, la culture pour tous, je suis ok, mais est ce que ça veut dire qu'on doit prendre les gens pour des abrutis incapables de réfléchir par eux même au sens d'une oeuvre ? Le "grand public" serait il trop abreuvé de télé réalité et de consommation facile pour pouvoir fournir un petit effort de concentration ? Allez, soyez pas méprisant les gars, faire du ludique c'est chouette, mais faut aussi apporter du fond, du contenu, l'art ça sert à grandir les gens oui ou merde ?

La scénographie est vraiment poussée, réfléchie, parfois même maniérée, prenant alors (souvent) le pas sur les œuvres exposées (avec notamment le côté cabinet de curiosité, qui se prête parfaitement à la thématique globale de l'exposition). Tout ça est plutôt sympa et intéressant mais les œuvres sont trop souvent entassées ; la quantité c'est chouette, mais on ne leur laisse que peu de respiration (sauf très rare exception). Les œuvres sont au final bien souvent traitées davantage comme des objets décoratifs que comme des installations qui mériteraient un environnement adéquat (plus SPACIEUX) pour enfin s'exprimer.
La magie s'illustre aussi dans l'usage d'enluminures et gravures (beaucoup de cartes du ciel, des essais d'astrologie moyenâgeux vraiment superbes et fort à propos), mais ceux ci font souvent figure d'autorité, comme des points d'ancrages introductifs à chaque pôle. Ces enluminures auraient vraiment gagnées à bénéficier d'une scénographie plus imaginative, afin de les faire sortir de la tranquillité un peu poussiéreuse des lourds volumes reliés, un peu distants.

Un point qui m'a vraiment, mais alors vraiment contrarié, ce sont les tablettes tactiles remplaçant les cartels. Mais non quoi, non, on sait que vous avez de l'argent, ça sert à rien d'en faire l'étalage comme ça… Peut être était ce là aussi la démonstration d'un côté magique "technologique" un brin tapageur, mais en occurrence ça n'avait aucun sens de faire ça, et surtout, ce n'est absolument pas pratique !! Quand on souhaite une explication sur une oeuvre, on doit faire la queue comme un con pour enfin accéder à la tablette, du coup la navigation dans l'exposition est interrompue, et il faut choisir : regarder les œuvres, ou lire les descriptifs, bref, la dissociation des deux est extrêmement malhabile.

Mais je me perds dans des détails.
Parlons un peu de la construction même de l'exposition, les différents pôles. Les thématiques sont plutôt aisées à cerner et à comprendre, mais ne manque-t-il pas de cohérence dans la succession de ces thèmes (12 pôles ! 12 !!!) ? L'exposition s'éparpille, s'étale sur plusieurs plans, se refusant le luxe de la profondeur… L'exposition a trop peur de creuser, peut être par peur de perdre son "grand public", et c'est bien regrettable, parce qu'il y a matière à faire quelque chose de bien.
Les thèmes sont donc aisées à assimiler, pris dans cette magie de pacotille pour faire passer la pilule, sauf que voilà, ça prend pas, les ficelles sont bien trop visibles dans ces vulgaires tours de passe passe.

Conclusion ; c'est grand public, ça se veut frais et ouvert d'esprit, avec en plus des média artistique variés, pas toujours commun en musée (des performances musicales au sein de l'exposition par exemple), mais tout semble un peu grossier, ça manque de conviction. La magie est là, elle circule autour de nous, c'est joli, mais ça ne touche pas sa cible. J'ai essayé de suivre le courant magique, j'ai accepté la poussière d'étoile qu'on m'a balancé en pleine gueule, mais partout où on espère un approfondissement, une intensification, une force qui viendrait nous achever, et bien on se retrouve au milieu de la salle comme un con, la magie s'est débinée, et on a clairement plus affaire à un Houdini de supérette qu'à Merlin l'Enchanteur.

L'exposition s'achève le 10 janvier, donc si vous êtes curieux, allez y de suite (ne serait ce que pour vous marrer).